Jeannette Germain

 
index
 
suite de l'interview
 
 
J’ai toujours aimé chanter, je les ai fait chanter là au village tous ces jeunes, on a chanté et quand on partait dans les voyages et on chantait, mon Dieu : « Saint-André est parti sur terre, Saint-André ne périra pas, Saint-André oui oui oui... » Dans le car c’était trop beau, on l’a hurlé même. On a fait beaucoup de sorties. Tous les ans on faisait notre petit théâtre et à la fin on avait mis une boîte quelconque, de conserve — si ça se trouve c’était celle des prisonniers — avec le père Lamarque. Alors on en avait parlé avec lui, il venait là au catéchisme, on était liés, on faisait pas les uns sans les autres comme on verrait, y’a des fois que ça m’horripile, mais bon...

Alors on avait décidé qu’on allait faire payer personne puisque c’étaient les parents des enfants qui venaient... Alors on avait une boîte et puis le père Lamarque a dit en entrée : « Ceux qui veulent participer aux frais voudront bien mettre une obole dans cette boîte. » Alors, fini le théâtre, on renversait la boîte, on était content, y’avait de l’argent. Alors : « Avec cet argent, on peut aller où ? » Je connaissais le transporteur, je me rappelle plus comment il s’appelait. On va le voir à deux ou trois : « On a récolté ça, avec cet argent où est-ce que vous pouvez nous amener en car de 50 places ? » Alors on a été en haut là-bas, au Mont Saint-Michel, deux années suivantes ça nous avait bien plu. On a été à Monaco, c’était super, on était fier d’aller à Monaco, je vois cette descente encore, tout le monde regardait en bas. « Regardez pas en bas, on va mourir » (rires). On a été en Espagne, à Pampelune, on a été deux fois en Espagne. Puis après on a été au milieu là où il y avait une station pour les personnes en difficulté pour les poumons... Ça dépendait de notre petit théâtre, bon y’avait des fois on rajoutait un petit quelque chose, mais ça fait rien, tout le monde participait.

Mais y’avait une ambiance folle, moi j’ai connu beaucoup de bonheur à Saint-André. Maintenant c’est mort, y’a plus rien. Tous les ans on faisait le feu de la Saint-Jean. Mais c’est un prêtre, Hugues, il a instauré le feu de Saint-Jean à Caplong, c’était trop près de nous pour en recommencer un autre, c’est pas possible, ça c’est éteint comme ça. Il le sait pas que c’est à cause de lui, faut pas lui dire hein ? Il serait peut-être vexé. C’était super. Y’avait beaucoup de monde. Même des fois on disait : « Mais comment on va nourrir tout ce monde ? » C’était fait avec beaucoup d’amour et beaucoup d’entente.

[...] Mon papa était fils unique et ma maman fille unique, mon grand-père — paternel — je l’ai pas connu il est mort le jour de Noël en 15. C’est quand mon père a été envoyé en Grèce et tout ça... Je dois avoir les lettres qu’il envoyait à sa mère au moins une fois par mois, donc il avait envoyé une lettre disant son départ, qu’il avait été nommé pour ordonnance de son colonel et qu’il était obligé de le suivre, il était parti. On avait reçu un courrier de l’armée quelques jours avant et quand le grand-père a pris cette lettre il a dit : « Mon fils je ne le verrai plus. » Et il est tombé, mort. C’est le dit de ma grand-mère. Ma grand-mère est restée toute seule à Eynesse. Mon père est né à Eynesse le 18 avril 1894.
 
-V- C’était difficile pour lui de parler de la guerre ?
-Jeannette- J’ai su tout ce qu’il a fait toute sa vie, il échangeait beaucoup, beaucoup, beaucoup, il m’avait appris à parler grec, et je parlais grec, on comptait. « Monsieur / Madame / Donne-moi un verre de vin blanc. » Je me le vois comme hier. Il vivait là-bas, il avait appris. C’était quelqu’un qui aurait pu avoir de la culture. Le prêtre d’Eynesse qui est venu après par là, lui disait : « Allez, Samuel, je vais t’apprendre, tu vas continuer tes études, tu vas faire prêtre. » Alors il s’est retourné vers son prêtre et il lui a dit : « Vous savez, ma maman, elle n’a plus que moi alors il faut que je lui aide, si je suis prêtre j’aurai pas d’argent pour lui aider. » Voilà pourquoi il a pas été prêtre. Ça c’était précieux, sa maman ça passait avant tout. Mais sinon il avait une foi pffff... C’est lui qui chantait la messe de minuit à Eynesse : « Minuit Chrétien... » (elle chante) Il adorait chanter, il chantait bien, il avait une belle voix d’homme, il était beau. Ma maman elle chantait très bien, juste, mais elle avait une petite voix fluette ça résonnait pas comme un homme. Mais ils chantaient bien tous les deux et je les ai entendu chanter ensemble très souvent. Ça c’est merveilleux.

Je le vois avec le recul du temps, oui il fallait travailler pour gagner le pain, oui, mais aussi il fallait chanter. Dans ma famille mon frère Jean il était musicien, il jouait de la clarinette, c’était un peu beau fallait voir. Mon frère Louis, celui qui est mort, il jouait du violon, très bien, mon père aimait beaucoup la musique alors il a transmis avec ses enfants. Moi j’aurais voulu mais y’avait plus assez d’argent, il aurait fallu trouver quelqu’un. J’ai appris le piano, ma sœur aussi elle a appris. Je pense que dans la famille on avait beaucoup d’atouts musiciens. Mes parents n’avaient pas d’instruments bien sûr, parce qu’ils ne le pouvaient pas. La difficulté de la vie... On pleure aujourd’hui, j’en entends, mais je me dis : « Si vous aviez connu ce que j’ai connu, vous parleriez pas comme ça... » Et puis je m’efface parce que c’est pas la peine d’entretenir la haine.
 
 
-V- Il n'y avait pas de bals à Saint-André ?
-Jeannette- Et si, c’est là où j’ai rencontré mon mari ! Au pont de la Beauze, chez Roussel, y’avait une salle en bas là.
 
-V- Là où il y a la mairie ?
-Jeannette- Tu sais pourquoi y’a eu la mairie en bas ? Ah moi je vais te le dire parce que ça c’est une certitude, une vérité que personne ne pourra me fermer. La mairie était à Saint-André, tu le sais. Saint-André était le lieu de village, la mairie, l’église, l’école c’était tout là. Mais alors cette mairie où on nous donnait des tickets pendant la guerre, de pain, de viande... C’était bien parce que ma sœur était bébé et avec les tickets enfants on avait le droit d’avoir de la laine. Alors ma maman elle allait chercher de la laine chez mademoiselle Maumont, en bas là — rien à voir avec l’ancien maire, ah non sûrement pas — et moi à 11 ans je tricotais beaucoup beaucoup beaucoup. Y’avait des enfants au village, y’avait la famille Taulou bon, bein ya eu… C’était Jean-Claude le plus jeune, je faisais des pull-overs à 14 ans. Ma grand-mère est morte j’avais 11 ans et elle me disait : « À ton âge je tricotais des bas pour les hommes à la guerre. » C’était la guerre en 78 et c’est là qu’elle faisait des chaussettes pour les soldats ma grand-mère, elle me disait : « Moi à ton âge je tricotais pour les soldats, toi aussi tu devrais tricoter. » Alors là fallait pas rire, fallait tricoter. C’est elle qui m’a appris, c’était une femme très solide, très sévère, mais bonne dans un sens parce qu’après on le reconnaît que c’était bien, sinon je me serais laisser aller comme les enfants d’aujourd’hui.

Après le tricot m’est toujours resté dans les mains. J’ai habillé ma petite sœur, j’avais 11 ans quand elle est née, le 24 mars en 42, ma grand-mère est morte en mai la même année, on a été l’accompagner au cimetière d’Eynesse, parce que mes parents étaient d’Eynesse, à pied. À pied ! On était enfant, pas le choix là, fallait y aller. Au retour c’était monsieur Farré qui l’avait amenée et avec son cheval il me dit :
« Tu veux monter ?
— Bein faut que je le dise à mes parents, je sais pas. »
On m’a dit : « Oui oui monte si il veut t’amener. »
Il habitait en bas, là où habitent chez Sottana maintenant. Et alors donc au mois de mars ma sœur est née, au mois de mai, le 1er mai, ma grand-mère on l’enterrait à Eynesse et le 7 juin de la même année on enterrait mon frère. Ça a été une année effroyable, pour moi ça a été prrr...

Alors devant aujourd’hui c’est cimenté, y’a du goudron mais à ce moment-là c’était de la terre, y’avait des fleurs partout, partout, je pouvais pas lever le pied, je mettais le pied sur les fleurs. Parce que mon frère il était compagnon... je sais plus comment ça s’appelait, au niveau de l’armée à ce moment-là. Ils allaient dans les familles de prisonniers aider les femmes de prisonniers à planter les patates, il faisait partie de cette équipe-là. Et il faisait partie de l’équipe des Lèves, comment il s’appelait le prêtre... Poncabarré. Il avait une équipe, il avait monté une société pour la musique militaire, et mon frère faisait partie de cette musique-là. Les jeunes à ce moment-là ils n’avaient rien alors celui qui faisait quelque chose, ils y allaient, voilà. C’était bien. Poncabarré a marié mes parents parce que ma mère était des Lèves. Elle s’appelait Marty. Tout simplement, Marie Marty.

Alors oui cette mairie. On venait chercher des tickets là, à Saint-André. Alors un jour y’a eu le feu de Saint-Jean là-bas je sais pas où, et la secrétaire a sauté ce feu de Saint-Jean et s’est cassé la jambe, madame Roussel, la maman de Huguette. Elle pouvait plus se déplacer aisément donc elle a fait appel et elle a réussi à tout rassembler à la mairie. On venait chercher les tickets au pont de la Beauze, c’était pas encore délivré par la mairie, mais voilà, l’habitude est restée, les conseillers municipaux ont suivi, c’est peut-être papa, monsieur Roussel, qui était maire à ce moment-là... Bien sûr on disait : « Il a eu la facilité de faire changer... Pour les tickets ! » Y’en a qui râlaient parce que ça changeait les habitudes. Alors voilà parce que le français on sait bien qu’il est bon râleur... (rires) C’est notre qualité ça. Alors c’est de là que la mairie est descendue de Saint-André au pont de la Beauze.
 
 
 
-V- C’est eux qui avaient la salle de bal ?
-Jeannette- Oui, et l’épicerie Roussel, tout le monde allait là. Il y avait des bals l’hiver surtout, oui. Les gens étaient moins occupés, ils se rassemblaient d’avantage. Y’avait du monde, y’avait pas autre chose. Aujourd’hui t’as la télévision, tous les divertissements que l’on veut mais là y’avait... Rien ! C’était encore la guerre, je sais même pas si y’avait pas des horaires à respecter.
 
-V- Pendant la guerre y’avait à Saint-André, la mairie, le boucher.
-Jeannette- Oui Counord. Mon père a été le voir parce qu’Albéric faisait de la viande euh... Clandestin, t’as entendu parler de ça. Alors il a profité, une fois par semaine, il vendait de la viande et une fois par semaine chaque fois la viande augmentait, alors mon père lui a dit : « Écoute, que tu vendes de la viande, oui, mais que tu augmentes toutes les semaines, non, parce que tu sais qu’il y en a qui pourront pas en acheter, tu dois pas faire ça. » Alors l’autre l’a dénoncé. Et le maquis est venu esquinter mon père ici un dimanche.

On était allé à des obsèques à Thoumeyragues, mon frère, ma maman et moi, et quand on est revenus, mon papa était là qui crachait le sang. Et puis mon père était président de la Légion alors ils lui ont foutu tout son bazar par terre, y’avait une pagaille ! Quand on est revenu avec ma maman et mon frère Jean et bein ma maman était très forte, elle lui a dit : « Tu vois heureusement que tu nous a amené parce que vous vous seriez tous battus dans cette maison. » Elle était vraiment réaliste cette femme.

Ils lui avaient esquinté la mâchoire, ils lui avaient démoli les dents...
Et alors, mieux quand même ! Le jour où ils sont venus attaquer mon père, ma sœur était toute petite, elle avait que quelques mois donc elle était couchée là, et elle s’est réveillée, alors mon père leur a dit : « Permettez, j’amène ma gosse parce que je veux pas qu’elle soit témoin de tout ça. J’emmène mon enfant chez la voisine et je reviens. »
Ils lui ont dit : « Tu ne reviendras pas. »
Mais il leur a dit : « Vous me connaissez mal. J’ai dit que je revenais, je reviens. »
Et il est revenu.
Et c’est là où ils lui ont sauté dessus. Escagassé. Bon c’était comme ça, c’était la guerre. Il fallait pas trop parler, il fallait faire attention à ce qu’on disait. Et pourtant ce qu’il disait c’était bien mais ça a été mal jugé... Et puis voilà. Et c’est de là qu’on disait : « Vous êtes collaborateur. » Y’avait des mots pour mal parler à ce moment-là... Et mademoiselle Chambon ils lui ont fait beaucoup de misère là, ouhlalalala, ils l’ont fermée dans la gendarmerie de Sainte-Foy où y’a eu après des dégâts, y’a eu des morts là-dedans, les gendarmes ont été pris là. Y’a eu des choses dont on ne parle plus sur Saint-André et ça me fait mal au cœur. Je me dis que ça devrait pas rester sous silence. Parce que ça a été vécu.
 
-V- Vous avez des photos de l’époque ?
-Jeannette- Pas beaucoup, on était pas riche, mon papa a acheté sa maison et ses terres, il était tonnelier, il faisait des barriques. La propriété était trop petite, on pouvait pas vivre fallait faire autre chose. Il a fait beaucoup de barriques et il a fait son apprentissage à Eynesse, chez Monsieur Ladou. Je crois que tout Eynesse c’était sa famille, un dimanche on allait manger chez l’un, chez l’autre, c’était agréable, moi j’étais ravie. Parce que ma mère restait là avec ma sœur, on l’amenait pas trop comme ça, alors : « Allez viens on s’en va ! » Alors on faisait mettons, une heure la pêche en bas du château de Baby, moi je restais au bord de la route en attendant.

J’avais une amie là, Lucette, des réfugiés — y’a eu des réfugiés en 39-40 — et elle habitait là où est la maison d’Auguste maintenant, c’était ma sœur aînée, j’étais toujours avec Lucette, on allait au champ avec Lucette. Parce qu’on avait pas de livre à ce moment-là, c’était la pénurie. Mademoiselle Chambon maintenait mon cahier, elle dictait aux autres, j’avais de la chance, j’étais prioritaire. Alors on copiait, y’avait pas assez de livres, on écrivait les leçons. Et alors avec Lucette on avait appris nos leçons et on avait laissé le cahier au milieu du pré. Et les vaches, ou les bœufs, sont pas venus chier là-dessus ! Ohlala, catastrophe... (rires)
 
À Sainte-Foy, pendant 28 ans peut-être, j’étais présidente de l’association des sans abris. Je les engueulais des fois : « Mais enfin comment vous pouvez réagir avec tous les bonhommes que vous rencontrez et bonnes femmes mais c’est pas possible. » Ça m’écœurait, je comprends pas qu’on puisse partager comme ça sa vie. Ça m’a beaucoup troublé. Je me suis beaucoup occupée des sans abris, j’en ai fait de la voiture avec eux et pour eux, j’ai même eu un PV ! J’en emmenais une à l’hôpital, enceinte. Elle sentait que ça pressait, moi j’étais occupé, j’ai pas vu mon panneau... Je sais plus qui était maire là. J’ai jamais eu d’ennui avec les maires, les secrétaires, de quel que parti que ce soit, j’ai toujours été bien reçue, la politique je m’en foutais, c’était pas mon dada. Avec monsieur Lars j’ai pas à me plaindre, je cherche pas les poils sur les œufs hein, on en sort pas autrement.
 
-V- Vous alliez à Sainte-Foy avec vos parents ?
-Jeannette- Mais c’est ça que je dis, avec le progrès, le progrès, il faut courir là bas chez Hypermachin mais moi j’avais le boulanger qui passait deux fois par semaine, j’avais l’épicier qui passait deux fois par semaine, on avait tout sous la main. On avait pas besoin de bouger, on avait assez, après on avait le jardin fuuuuu, ça y est la tasse de thé elle était faite. Moi j’entends parler du progrès ça me fait raidir les cheveux.
 
-V- Et le camion des vêtements qui passait.
-Jeannette- Oui, Barbe Bleue qui passait là. Il avait de tout. Il a tourné longtemps.
 
-V- Il venait de Lévignac. Barbe Bleue c’est la marque. Y’avait des bleus de travail, des boutons c’était une merveille.
-Jeannette- J’avais appris à coudre chez madame Agrafel, la grand-mère des Javerzat, c’était la couturière du Pont de la Beauze, je suis allée apprendre à coudre chez elle. J’y suis allée au moins deux ans une fois par semaine avec Marcelle Savary. Moi j’ai toutes ces relations, je suis contente de pouvoir retrouver toutes ces personnes que j’ai aimé et qui sont là. J’ai eu beaucoup d’amour sur mon chemin, beaucoup de personnes qui m’ont aimé tout simplement, sans faire de bruit.
 
 
Un peu plus tard, Jeanette nous a raconté la mort d’un maquisard pendant la guerre de 39-45 sur la commune de Saint-André.
 
-Jeannette- Le garçon était militaire, c’était un maquisard. Quand ce garçon a été tué, Paul Lievens, il est marqué à Sainte-Foy, je l’ai vu sur le tableau là, ça m’a fait plaisir.

Ce maquis le pauvre, ça je le sais de fil en aiguille parce que mes parents avaient des domestiques et ces domestiques-là avaient des enfants. Alors tu sais que les enfants vont vers les enfants, et alors j’étais allé retrouver cette équipe-là parce que quand on est tout seul… Et alors on était descendu au bois là, le moulin c’était chez nous là. On descendait au bois avec Joséphine, la dame de ce domestique, et donc on arrive en bas de cette vigne, un jeune maquis qui arrive en bas là avec, je le vois encore, il avait une serviette, il faisait chaud sans doute... Alors, j’étais donc allée au moulin jouer avec les camarades, et quand on est arrivé au fond des vignes là-bas, au bois, je vois ce garçon avec une écharpe, serviette... « Qu’est-ce que vous faîtes là mes pauvres femmes ? »
Joséphine : « Bein on ramasse l’herbe pour les lapins, tiens. »
C’était au mois d’août parce que c’était sec comme le désert, maintenant je me le rappelle, on allait pas ramasser grand chose mais c’était surtout pour se promener.

« Qu’est-ce que vous faîtes là ? les allemands sont sur la route, en haut de la maison et vous allez avoir des problèmes, il faut pas rester là. » Alors la trouille nous prend, nous voilà parties à la grande course, on grimpe, on arrive en haut à la maison, on entend rien. Tout d’un coup — la femme du domestique avait 2 enfants, 2 garçons je les vois encore — J’ai laissé passer la maman et les enfants et moi j’arrive derrière à la course. Tring ! Les carreaux de la maison qui sont tombés sur mes talons. Bon alors il était temps qu’on arrive. Le domestique, Joseph Marchioro, ce pauvre homme, il avait une peur bleue : « Allez sous les “couves”, allez sous les “couves” ! » Parce que c’était le chai de mes parents là-haut. Alors on est parti sous les cuves comme il disait et on s’est camouflé là-dessous. Et ça tombait sur la toiture, ça bombardait, les maquis étaient à droite, et puis sur la route étaient les allemands qui tiraient, et chacun tirait de son côté. Ça a duré, je vais dire un quart d’heure, mais tu sais un quart d’heure quand t’as la trouille c’est long et puis surtout quand t’es enfant.

Alors quand on entend plus rien : « Vous pouvez sortir ils sont pas là. » Je sors et à ce moment-là ma maman qui n’avait jamais la frousse, elle dit à son mari : « Écoute, toi tu es un homme, il vaut mieux que tu restes là puisqu’ils sont en train de bombarder comme ça, moi je suis une femme, on me fichera la paix. » Et elle est venu, là-haut, elle a suivi le chemin jusqu’au moulin : « Alors tu viens ? On descend. » Alors bien sûr j’ai suivi ma maman et on arrive au coin là de la route et la maison de chez Baraton.

Alors sort le parent de Christian là, il avait un fils qui s’appelait Régis : « Vous avez entendu ?
— Beh oui mais je viens chercher ma fille et on rentre à la maison vite. — Mais venez voir. »
On avance et au bout du jardin — il faisait un jardin là monsieur Constand — le garçon n’avait pas vu peut-être le treillis ou je sais pas, le garçon a été abattu là, au pied du treillis. Je l’ai vu, on me l’enlèvera pas des yeux, je l’ai vu. Et on l’avait achevé avec une balle, je sais pas comment ils font là, dans le nez, moi j’étais effrayée.

Alors nous arrivons avec ma maman, elle dit à mon père : « Tu sais ils viennent de tuer un jeune maquis là en haut. » Il faisait chaud, y’avait les mouches, il faut faire quelque chose. Alors il a été chercher Blondel, on avait pas le téléphone, qui Blondel a dit : « Allez le chercher. » Lui il s’est occupé de la mairie, il avait ouvert, nettoyé, afin que ce soit propre pour que ce jeune puisse être mis sur une table. Et avec André Peyrat, mon père, mon frère Jean, je sais plus qui était l’autre, ils sont partis à quatre, on avait une civière, tu sais dans les familles on avait une civière pour porter le cochon. Mon père a dit : « C’est tout ce que j’ai. » Et ils sont partis chercher le garçon.

Ils l’ont apporté à la mairie là de Saint-André. Mon père avait fait la guerre de 14, il savait, il devinait ce qui allait se passer. Parce que les allemands, ils l’ont su, ils étaient pas fous, ils savaient bien qu’ils avaient tué quelqu’un pas loin. Alors ils sont revenus. Pendant ce temps ils avaient eu le temps de l’amener là-bas, ils avaient fermé la mairie et ils avaient dit aux gens du village — la famille Counord, Moran... Y’avait du monde au village — : « Surtout ne dites rien, on va vous poser des questions : où est le mort ? Ne dites rien. » Tu parles, ils avaient la langue tellement pointue que tout de suite : « Il est là. » Ils l’ont porté à la mairie et tadada tadada. Et pendant ce temps ils avaient appelé Blondel et c’est de là qu’il a été amené, embarqué et voilà... C’est comme si c’était hier dans ma tête.
 
 
note : Jean Blondel était le maire de Saint-André-et-Appelles.
Il a été arrêté par les allemands, sur dénonciation, pour avoir déposé un drapeau tricolore sur la dépouille d'un résistant. Il a été fusillé à Bergerac le 8 juillet 1944.
 
Jeannette raconte (1,6 Mo)
 
28 novembre 2014, Saint-André-et-Appelles